Lettre du LAAS

Publication trimestrielle du Laboratoire
d'analyse et d'architecture des systèmes du CNRS

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© LAAS-CNRS

En février 1990, j’ai eu l’occasion d’interroger Jean Lagasse dans le cadre d’une petite étude de l’histoire des institutions scientifiques locales que je commençais à cette époque. J’étais alors chargé de recherches au CNRS depuis deux ans et mon projet portait sur le développement économique local et en particulier les relations science – industrie, particulièrement importantes à Toulouse. J’essayais de comprendre d’un point de vue de sociologue les logiques sociales qui sous-tendent ces relations. Je m’intéressais en particulier aux trajectoires des ingénieurs et des chercheurs travaillant à Toulouse, aux réseaux sociaux qui traversent ces milieux professionnels, au marché du travail. Pourquoi s’engager dans une recherche plus historique, s’intéresser à la genèse des institutions locales d’enseignement et de recherche en sciences « appliquées », commencer une série d’entretiens relevant de ce que l’on appelle l’histoire orale, et donc interroger quelqu’un comme Jean Lagasse ? Répondre à cette question peut donner une idée du mode de fonctionnement de la recherche en sciences humaines et sociales lorsqu’elle prend pour objet des institutions scientifiques.

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Mes premières recherches sur le système économique local portaient sur le marché du travail des informaticiens, dans le cadre d’une recherche collective de l’équipe à laquelle j’appartenais alors, le Centre de recherches sociologiques1. Après avoir conduit une série d’entretiens avec des responsables des ressources humaines et des dirigeants d’entreprises, analysé les données disponibles sur le sujet, nous étions arrivés à plusieurs résultats sur les trajectoires sociales et géographiques de ces informaticiens, les réseaux sociaux qui pouvaient faciliter l’accès à l’emploi, et plus généralement l’ensemble des échanges entre les instituts de formation et les entreprises. L’une des caractéristiques de ce marché du travail était d’être largement alimenté par des diplômés locaux qui constituaient une main d’oeuvre abondante et relativement bon marché. Pour comprendre cette abondance, nous avons étudié les institutions locales de formation dans ce domaine. Assez rapidement nous nous sommes rendu compte que si ces institutions produisaient beaucoup de diplômés, c’est aussi qu’elles avaient débuté très tôt à Toulouse. Cela m’a donné envie de fouiller plus avant l’histoire des institutions scientifiques locales et de commencer par les laboratoires et formations en informatique, mais aussi en électronique, ou en électricité, car je me suis rendu compte que tout cela était lié. Il s’agissait en définitive d’une partie des « sciences pour l’ingénieur ».

Reconstruire l’histoire des institutions locales
Pour reconstruire l’histoire de ces institutions, j’ai commencé par chercher des travaux d’historiens que je pourrais prendre pour base. J’ai trouvé assez vite quelques ouvrages ou articles, notamment américains, portant sur la période 1850 – 1914, puis d’autres plus généraux traitant des périodes antérieures. Cela me permettait d’esquisser un premier cadrage. La deuxième étape consistait à effectuer des entretiens avec des témoins et acteurs des épisodes qui m’intéressaient. Il m’est apparu que ce travail devait commencer au plus tôt étant donné l’âge des intéressés... En effet, pour comprendre la précocité des institutions locales, il fallait interroger les acteurs de la période 1945- 1975, qui se trouvaient à la retraite au moment où je débutais ma recherche.
Je n’avais aucune expérience de l’histoire orale, mais j’avais une bonne habitude des entretiens de sociologie, qui sont de nature un peu différente. Pour faire simple, disons que pour les sociologues, le plus souvent, les personnes interrogées sont considérées comme représentatives d’une population plus large et se voient poser à peu près les mêmes questions. En histoire orale appliquée au cas des institutions comme c’était le cas, chaque personne est interrogée pour sa propre expérience et se voit poser des questions spécifiques aux positions qu’elle a occupées. L’entretien est d’autant plus efficace que l’enquêteur connaît déjà assez bien les situations sur lesquelles il recherche des informations.

Jean Lagasse et les sciences pour l’ingénieur
Jean Lagasse devait être la deuxième ou troisième personne que j’interrogeais (le premier avait été Emile Durand, l’ancien doyen de la faculté des sciences), ce qui explique la naïveté de certaines questions et leur caractère un peu désordonné. J’avais commencé l’entretien comme il se doit par une présentation de l’étude, au cours de laquelle j’avais évoqué les sciences « appliquées ». Cela avait fait réagir immédiatement mon interlocuteur, qui s’était lancé dans une discussion de cette expression, défendant la notion de « sciences pour l’ingénieur » comme désignant des sciences fondamentales mais orientées vers les besoins des ingénieurs. C’était certainement une trace des nombreux débats auxquels il avait dû participer au moment de la fondation de ce département du CNRS dont il avait été une des chevilles ouvrières. Afin de recadrer l’entretien que je craignais de voir rester sur ce registre de considérations très générales, j’avais enchaîné avec des questions très terre à terre sur le parcours de Jean Lagasse, utilisant à dessein le terme désuet d’« Institut électrotechnique » afin de lui signaler que je connaissais un peu le sujet. Ces questions ont eu pour effet de le faire changer de registre et il s’est mis à raconter de façon je crois très intéressante à la fois son propre parcours, la création du Laboratoire de génie électrique, celle du LAAS et divers autres épisodes auxquels il avait participé.

Les « applications spatiales » du titre initial du laboratoire relevaient plus de la justification formelle que des orientations réelles

En ce qui concerne la création du LAAS, l’entretien confirmait et précisait des informations dont je disposais déjà à partir de diverses sources, dont l’entretien que je venais d’effectuer quelques semaines plus tôt avec Emile Durand : Jean Coulomb, directeur du CNRS et futur directeur du CNES (il a changé d’organisme en octobre 1963), avait souhaité que le CNRS accompagne la décentralisation du CNES. Il avait pour cela consulté Durand qui avait suggéré les noms de Francis Cambou (futur directeur du CESR) et de Jean Lagasse. Ce dernier avait très intelligemment saisi cette opportunité pour créer un laboratoire d’automatique reprenant une partie du personnel du Laboratoire de Génie Electrique.Les « applications spatiales » du titre initial du laboratoire relevaient plus de la justification formelle que des orientations réelles (d’où probablement les changements ultérieurs de signification de l’acronyme LAAS).

Des structures mises en place au début du XXe siècle
A l’issue de cette première série d’entretiens, j’ai compris que ce qui s’était passé dans la période 1945-1975 résultait en grande partie des structures mises en place au début du XXe siècle. Certaines des disciplines nouvelles qui se sont trouvées intégrées au département des Sciences pour l’ingénieur (automatique, électronique, ) s’étaient développées plus facilement à Toulouse qu’ailleurs à cause de la présence au sein de la faculté des sciences de l’Institut d’électrotechnique (l’actuelle ENSEEIHT), une formation de techniciens et d’ingénieurs favorisant le recrutement d’enseignants de ces spécialités. Le LAAS par exemple apparaît comme l’une des branches d’un arbre généalogique complexe qui commence avec la chaire d’électricité industrielle de Camichel créée en 1907. Cet arbre comprenait entre autres il y a encore deux ans le Laboratoire d'électrotechnique et d'électronique industrielle, le Laboratoire de génie électrique et le Centre des plasmas et de leurs applications de Toulouse, trois équipes qui se sont regroupées en 2007 pour constituer le LAPLACE, mais aussi d’autres unités importantes, comme par exemple l’Institut de mécanique des fluides de Toulouse. Une histoire relativement similaire s’était déroulée à Grenoble et à Nancy, ce que j’ai eu par la suite l’occasion de vérifier en réalisant le même type d’études dans ces villes, puis en poursuivant mes recherches sur l’ensemble des grands centres scientifique du pays. Pour comprendre les spécificités de ces trois villes, il fallait alors revenir sur la période 1885-1914, pour laquelle la méthode des entretiens n’était plus adaptée (pour des raisons qui ne surprendront personne !) et passer à du dépouillement d’archives, ce que j’ai eu l’occasion de faire avec divers collègues. De ces travaux est née progressivement l’idée de faire une sorte de géographie historique des activités scientifiques, à l’échelle du pays, puis plus largement. C’est actuellement un programme de plus en plus international dont les problématiques sont bien différentes. Par exemple, nous cherchons à comprendre comment l’internationalisation des échanges scientifiques peut aller de pair avec une déconcentration des activités d’enseignement supérieur et de recherche, des capitales au profit des métropoles régionales et de celles-ci au profit de villes moyennes dont l’équipement en institutions d’enseignement supérieur et de recherche résulte de l’élévation sur le long terme (au-delà des fluctuations des 10 dernières années en France) du niveau de formation de la population et de l’accroissement du nombre des étudiants2. L’histoire du LAAS apparaît alors comme un petit élément d’une vaste histoire des lieux de production des connaissances. Mais dans mon itinéraire personnel, cette histoire a contribué à développer une curiosité pour les rapports entre science et territoire qui ne s’est jamais démentie.

 Michel Grossetti
Sociologue, directeur de recherche au CNRS, Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, sociétés, territoires

1 Cette étude était dirigée à l’origine par Jean-Michel Berthelot. J’ai pris le relais après mon recrutement au CNRS en 1988. Les autres participants
étaient Jean-Paul Laurens et Pierre Mas. Pour une synthèse des résultats de cette recherche comme des autres qui sont évoquées dans l’ensemble
de ce texte, voir Michel Grossetti, Science, industrie, territoire, Presses Universitaires du Mirail, 1995.

2 Sur ce thème, voir par exemple Michel Grossetti et Philippe Losego (dir.), La territorialisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. France, Espagne, Portugal, L’Harmattan, 2003