Lettre du LAAS

Publication trimestrielle du Laboratoire
d'analyse et d'architecture des systèmes du CNRS

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Les sciences, ou plutôt La Science, n'a pas de commencement, les objets et les concepts existent bien avant leur découverte, cependant nous allons considérer que l'automatique théorique a exactement 140 ans, puisqu'en 1868, J. C. Maxwell présenta à la Royal Society de Londres une communication ayant pour titre « On Governors » ; dans laquelle il faisait une analyse mathématique de l'instrument que James Watt avait imaginé, environ 100 ans auparavant, pour réguler la vitesse des machines à vapeur, encore balbutiantes. Ceci fait penser que la pratique de l'automatique a presque un quart de millénaire. Or le LAAS a exactement 40 ans, et c'est là que je commencerai mon histoire.

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Un peu avant la création officielle du LAAS, plusieurs professeurs de l'ENSEEHT, aujourd'hui ENSEEIHT, (C. Curie, Y. Sevely, J. Lagasse...) introduisaient dans leurs cours le concept de « système », base de l'automatique. Cet aspect apparaissait à peine en électronique et en électrotechnique, mais il pouvait s'étendre à d'autres techniques, en particulier lorsque la notion de processus dynamique était présente. La création du Laboratoire de génie électrique, LGE, dans l'enceinte de l'ENSEEHT mit Toulouse dans le réseau international des « automaticiens ». Je citerai, sans vouloir être exhaustif, quelques-uns des centres universitaires mondiaux qui avaient les mêmes préoccupations : l'université de Laval au Québec (prof. Gilles), l’Imperial College de Londres (prof. Westcott), l’université de Lund- Suède (prof. Aström), ainsi que les personnes qui, en France, avaient abordé ces aspects (M. Pellegrin, P. Naslin). L'automatique était essentiellement en ce temps là l'étude de la régulation, avec le souci de la stabilité, ainsi que l'analyse et la synthèse des circuits logiques qui permettaient de programmer des séquences d'opérations pour les automatismes. La régulation fait appel aux mathématiques du continu, alors que les circuits logiques font appel à l'algèbre discrète. A ces deux branches, il fallait ajouter la pratique des circuits et de leurs composants. L'ancêtre du LAAS, le LGE, s'était déjà doté de ces trois orientations, qui, mutatis mutandis, jusqu'à une époque récente ont imprégné la structure du LAAS.

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Les années 1960, la science de la contre-réaction
Le premier sens du sigle, forgé pour l'inauguration en 1968, fut Laboratoire d'automatique et de ses applications spatiales, plus tard devenu Laboratoire d'automatique et d'analyse des Systèmes. Il eut pour mission d'organiser le premier congrès international
d'automatique spatiale en 1969, le domaine aéronautique et spatial étant naturellement le premier consommateur d'études en régulation. Les diagrammes de Bode et de Nyquist, chers aux électroniciens, correspondaient à l'analyse des systèmes linéaires, représentables par des fonctions de transfert et permettent encore de garantir la stabilité des systèmes bouclés. L'automatique apparaissait comme la science de la contre-réaction (feedback). Le schéma repris dans le sigle de la International Fedération of Automatic Control (IFAC) montre l'importance de ce concept. Le LGE et ensuite le LAAS ont eu un apport important dans ce domaine, aussi bien par des études et publications que par des réalisations pratiques d'alimentations de puissance stabilisées (G. Giralt).

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La représentation des systèmes dans le plan de Laplace limitait l'étude théorique aux systèmes linéaires. Des extensions continues bien connues : lieu d'Evans, premier harmonique, ou hybrides, systèmes glissants, linéarisation, plan de phase permirent d'avancer dans le domaine des systèmes non linéaires. Les réussites spatiales de l'école russe lui donnèrent un grand prestige (Cypkin, Ljapounov, Popov...). Le LAAS accueillit ces idées dans l'étude des récurrences non linéaires à comportement chaotique (Gumovsky, C. Mira), dont les résultats et les images sont encore dans la mémoire visuelle du LAAS (tapisserie du vestibule de la direction).

Les années 1970, les systèmes non linéaires
La prise en compte des aspects aléatoires, initialement confinés au domaine fréquentiel (Wiener, Solodovnikov), entraîna la prise en compte directement des équations différentielles ordinaires ou espace d'état (Stratonovic, Kalman). Cette approche fut considérée au début simplement comme une méthode d'analyse parmi d'autres. Assez vite cependant, la commande optimale LQG (linéaire quadratique gaussienne) et l'analyse de la stabilité à l'aide de fonctions de Ljapounov donnèrent au LAAS l'occasion de contribuer aux résultats nouveaux (Y Sevely, J. Bernussou...), qui ouvraient la porte à l'étude des systèmes non linéaires.

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L'école anglo-saxonne d'automatique avait adopté à la fin des années 60 l’espace d'état comme base de la représentation des systèmes dynamiques, en particulier dans le domaine des systèmes Stochastiques (R. E. Kalman, L. Zadeh…). Je dois à mon « supervisor » (D. Q. Mayne) à l'Imperial College de Londres d'avoir bénéficié des premiers séminaires de Kalman, d'abord à Londres et à Cambridge, plus tard à Fontainebleau, et d'avoir ensuite été mis en contact avec le professeur R. S. Bucy. La direction du LAAS fut très réceptive à cette orientation et invita ce dernier à séjourner à Toulouse en année sabbatique, et à participer à l'orientation de plusieurs thèses (G. Banon, J. Aguilar-Martin, G. Alengrin, G. Salut). L'extension aux systèmes non linéaires dans le filtrage, l'estimation et l'identification ont placé le LAAS parmi les équipes significatives en France (P. Faurre, Ph. De Larminat...). Par ailleurs, la commande adaptative avait été surtout développée au LAG de Grenoble (I. D. Landau). Le LAAS a participé à ces travaux grâce à sa collaboration internationale avec l'université de Lund en Suède (K. J. Aström). On peut dire que le LAAS se plaçait, dans les années 70, parmi les leaders sur les aspects stochastiques de l'automatique, ce qui lui a permis aussi de diffuser cette orientation à des universités espagnoles (J. Pagès de Barcelone, A. Ollero de Séville...).

Les années 1980, intelligence artificielle
La décennie des années 80 a vu surgir des aspects nouveaux en automatique, peut-être à cause de l'épuisement de certaines recherches sur les systèmes linéaires et leurs extensions. Les développements nouveaux ont été souvent liés au développement de l'intelligence artificielle, comme les systèmes experts, la logique floue, les neurones artificiels, les structures distribuées. Simultanément, le développement de la robotique comme discipline indépendante a créé des orientations dans la supervision, la planification, les systèmes coopératifs, dont l'automatique a aussi bénéficié. Le développement des projets de recherche européens a contribué à placer les équipes d'automatique du LAAS dans des domaines innovants tels que IPCES (Intelligent Process Control by Means of Expert Systems, associé principal Philips-Eindhoven), TIGER (Intelligent continuous monitoring of gas turbines, associé principal Intelligent Applications-Edinbourg), TATEM (Technologies and Techniques for New Maintenance Concepts, associé principal Hispano-Suiza groupe SAFRAN).

La fin du siècle, commande robuste
Nous arrivons à la fin du XXe siècle et constatons que cette automatique a été dispersée entre certains aspects de la robotique, les communications informatiques et les systèmes de production. Ces derniers font appel presque exclusivement aux modèles à états discrets. Cependant, en faisant suite aux travaux sur le filtrage de Kalman-Bucy et ses extensions, une équipe continue à se placer parmi les plus avancées en traitement du signal, avec le « filtrage particulaire » et ses dérivations (G. Salut, T. Huillet, A. Monin). Par ailleurs, la voie ouverte par les nouveaux algorithmes permettant la résolution des inéquations matricielles linéaires (LMI) a donné lieu à une grande littérature qui apporte des solutions nouvelles au traitement des incertitudes, la prise en compte de non linéarités et l’optimisation sous la dénomination de « commande robuste » ; dans ce domaine le LAAS figure parmi les équipes les plus actives sur le plan international (D. Henrion, S. Tarbouriech...).

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L'introduction de concepts de l'intelligence artificielle, initiée pendant la décennie précédente, s'est poursuivie, et a placé le LAAS parmi les plus actifs animateurs du séminaire international DX (Workshop on Principles of Diagnosis), et d'une façon plus générale sur la considération des aspects qualitatifs dans les systèmes dynamiques. Plusieurs types de modèles apparaissent selon les applications industrielles : hybrides pour le diagnostic hors-ligne dans l'automobile (L. Travé-Massuyès,), logiques pour l'interprétation et le développement des modèles de la biologie moléculaire (A. Doncescu), flous pour la surveillance en temps réel de processus de type chimique (M. V. Le Lann) et stochastiques pour le pronostic de maintenance de moteurs d'avion (J. Aguilar-Martin).

L’avenir, diagnostic, supervision, mathématiques d’« émergence »
Mon sentiment actuel est que l'enthousiasme qu'avait suscité l'automatique aux débuts du LAAS ne peut pas se trouver de nos jours. En effet, ce qui en avait fait le noyau rassembleur, illustré par le symbole de l'IFAC, est devenu un concept courant et partagé, comme le bon sens, par beaucoup de disciplines. Du fait de l'avance considérable que la miniaturisation a fait subir au traitement numérique, l'industrie demande aujourd'hui aux machines de se comporter de façon de plus en plus complexe et, pourrait-on dire, intelligente. En 1978 Richard Bellman publia « Introduction to Artificial Intelligence: Can computers think? ». Aujourd'hui on ne pose plus cette question, on cherche les moyens pour que le comportement de ces machines puisse apparaître comme une réponse positive dans beaucoup de situations.

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Je ne dispose pas d'un recul suffisant pour donner leur juste poids aux travaux d'automatique qui se poursuivent aujourd'hui au LAAS. Je donnerai cependant ici un avis personnel et succinct sur ce qui me paraît donner encore du poids à cette discipline: il s’agit d'une part tous les problèmes liés à la surveillance, le diagnostic, le pronostic et la supervision, cette affirmation m'est inspirée en constatant la demande industrielle dans ce domaine ; d'autre part de l'utilisation des phénomènes mathématiques d’« émergence » qui proviennent de la possibilité de considérer des grands nombres de sous-systèmes (agents...), qui peuvent échanger de l'information et de l'énergie avec une certaine autonomie. Je pense aux nano-systèmes, qui ne sont plus une utopie inatteignable, associés au principe holistique « le Tout est plus que la somme des parties » . Ils peuvent ouvrir de nouveaux champs inexplorés pour stimuler la recherche en automatique et analyse des systèmes. Par ailleurs les recherches plus proches des positions classiques de l'automatique ne doivent pas être abandonnées, elles doivent encore combler de nombreuses lacunes, en particulier dans le domaine non-linéaire.

Joseph Aguilar Martin
Directeur de recherche émérite au CNRS