Lettre du LAAS

Publication trimestrielle du Laboratoire
d'analyse et d'architecture des systèmes du CNRS

Jean-Paul Laumond au LAAS, le robot HRP2 en arrière plan

© Patrick Dumas/Look at science

Les 12 et 13 juin 2012 s’est tenu au Collège de France, à Paris, un colloque « Robotique, science et technologie » rassemblant pour la première fois sous cet angle un panel des plus grands roboticiens internationaux. Ainsi s’achevait l’année académique 2011-2012 de la chaire d’innovation technologique Liliane Bettencourt. Jean-Paul Laumond, directeur de recherche au CNRS et chercheur au LAAS, nommé professeur au Collège de France titulaire de cette chaire annuelle, est le roboticien par qui sa discipline est entrée dans cette institution vouée à la recherche fondamentale où les professeurs enseignent «le savoir en train de se faire».

Vous venez de clore par un congrès international votre année passée au Collège de France où vous étiez titulaire d’une chaire consacrée pour la première fois à la robotique. Quel chemin vous y a conduit ?
Voulez-vous qu’on commence à ma naissance en Corrèze ?

Disons à vos études supérieures.
Après des classes préparatoires au lycée Fermat à Toulouse, j’ai passé une licence et une maîtrise de mathématiques à l’université Paul Sabatier. En 1976, j’ai passé le CAPES et ai été affecté dans le Nord où j’enseignais à des jeunes filles à peine plus jeunes que moi. C’était assez troublant et j’en garde un très bon souvenir. Pourtant, après un trimestre d’enseignement, je me suis rendu compte que, pour passionnante qu’elle soit, l’activité ne me comblait pas, et je me suis débrouillé pour revenir dans le midi où j’effectuai alors mon service militaire ; je prospectai en parallèle un nouveau poste d’enseignement et je repris contact avec l’université. Je me souviens très bien d’une conversation au cours de laquelle  une amie me dit « je fais de la robotique ». C’est la première fois que j’entendais ce mot. On était en 1978. Georges Giralt[1] achevait de mettre en place ce qui allait devenir le groupe Robotique et intelligence artificielle du LAAS. Le moment clé sera ma rencontre avec lui ; il accepte de me recevoir ; je lui explique  que je suis professeur de mathématiques et que j’aimerais essayer autre chose. Tout est dans la réaction de cet homme qui va m’aider à donner corps à mon projet. « Vous allez passer un DEA, en deux ans puisque vous êtes enseignant à temps plein » me dit-il, « si vous êtes reçu et si ça vous plaît, on verra à ce moment-là». J’ai passé les épreuves théoriques puis pratiques avec en particulier l’analyse d’un article en anglais que me donnait mon jeune encadrant, Malik Ghallab[2]. N’ayant jamais fait d’anglais – j’avais fait allemand première langue, latin et grec en deuxièmes langues– j’ai dû acheter un dictionnaire et traduire l’article mot à mot. J’ai réussi malgré tout à rendre compte de l’article et l’aventure s’est poursuivie en thèse. Le sujet de thèse, posé par Malik Ghallab, portait sur des méthodes de structuration de l’espace d’évolution d’un robot mobile. Voici une anecdote qui situe bien le contexte d’un jeune enseignant formé en mathématiques dans les années soixante-dix et qui rencontre ce qui commençait à s’appeler les sciences pour l’ingénieur. Dans un des premiers articles que j’ai eus à étudier, les algorithmes étaient décrits dans un langage de programmation, l’Algol Libre!  Il y avait une instruction qui était  « i : = i+1 » ; mon réflexe a été  de croire à l’erreur de typographie, d’enlever les : et j’avais ainsi « i=i+1 » ; je suis resté perplexe pendant des heures ! Nos formations en mathématiques à l’époque étaient de mathématiques pures, sans aucun sens de mathématiques constructives ou de l’algorithmique. La notion dynamique d’affectation m’était étrangère.

Etes-vous entré au CNRS juste après votre thèse?
J’ai soutenu ma thèse en 1984. J’ai postulé au CNRS une première fois sans succès puis j’ai été admis en 1985 comme chargé de recherche. Au final ma formation mathématique m’a permis d’entrer en robotique par le biais de l’algorithmique. Georges Giralt tenait beaucoup à cette composante « computer science » de la robotique, composante au cœur des méthodes d’intelligence artificielle qui a donné l’identité du groupe RIA du LAAS, centrée sur l’autonomie des machines.

Votre domaine est la robotique, et maintenant la robotique humanoïde. Comment s’est fait le basculement ? La robotique semble être venue par votre histoire plus que de rêves de science-fiction.
La science-fiction m’ennuie. Je n’ai pas continué les maths  parce que je n’étais pas suffisamment bon. Avec la robotique, j’ai découvert un champ où je pouvais avoir ma place et creuser de très beaux problèmes dont la résolution ne nécessite pas qu’on ait la médaille Fields. Quant à l’étiquette « robot humanoïde », elle ne me convient pas très bien ; je préfère me définir plus simplement comme un roboticien. L’itinéraire qui m’a amené à la robotique humanoïde s’est fait en plusieurs étapes. Après ma thèse je vais faire partie d’un courant international portant sur l’algorithmique géométrique et les problèmes de planification de mouvement. Le moment fort a été la remarque que me fit Georges Giralt, encore lui : « Jean-Paul, as-tu vu qu’Hilare[3] a des roues  ?».

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© LAAS-CNRS

En algorithmique de la planification de mouvement, nous avions l’habitude de travailler avec des bras manipulateurs qui avaient autant de moteurs que d’articulations à commander. Les bras manipulateurs peuvent bouger dans tous les sens. Ce n’est pas le cas d’un véhicule à roues ! Un véhicule à roues ne peut pas glisser. Il est soumis à ce que je ne savais pas alors être une équation différentielle non intégrable. L’algorithmique géométrique ne suffisait plus. Il fallait en passer par des maths pures. Le problème était très riche. Il a nourri près de vingt de travaux en robotique. J’ai été le premier à garer une voiture en simulation en collant laborieusement des morceaux de trajectoire. Présenté en 1986 à un congrès à Amsterdam, mon article est une référence souvent citée. Ce mélange de maths et d’algorithmique a donné la coloration de ma carrière. J’ai évoqué Georges Giralt et Malik Ghallab ; une autre personne a compté, un ingénieur de recherche, Gérard Bauzil, qui m’a proposé de construire à Hilare une remorque instrumentée. Cette remorque a fait l’objet de plusieurs thèses. Pendant ce temps, Thierry Simeon[4] travaillait sur le côté géométrie algorithmique de la planification de mouvement ; il commençait à mettre en place une plateforme logicielle très générale. En 1992 je coordonnais le projet européen ProMotion sur le thème du mouvement avec la volonté de mêler des automaticiens, des matheux, des géomètres de la géométrie algorithmique et nous, les roboticiens. Ce projet, qui a duré trois ans, a été un bonheur de productions et d’amitiés. J’avais notamment organisé à Rodez un mini colloque gastronomique et scientifique de très haut niveau dont on me parle encore. Ce projet très théorique à l’origine pouvait avoir des applications. En lien avec la plateforme que construisait Thierry Siméon, nous nous sommes engagés dans un deuxième projet, plus applicatif,  avec  EDF comme partenaire. Comment appliquer les techniques algorithmiques que nous développions à de la maintenance de centrales nucléaires ? Et nous avons poursuivi sur la lancée : pourquoi ne pas monter une société ? Ce sont les débuts  de Kineo. J’ai consacré deux ans de préparation et deux ans de direction à temps plein. J’ai vécu dans cette période un changement complet de métier qui répondait de fait à l’absence de nouvelles idées en matière de recherche pure (le fameux syndrome de la page blanche). De retour au LAAS en 2003, il m’a fallu retrouver un sujet et je me suis lancé dans l’animation de mannequins dans les maquettes numériques,  Une nouvelle ouverture vers l’animation graphique s’est profilée.  Je vais présenter en 2004 dans un congrès de robotique une méthode permettant à un petit personnage de marcher tout en manipulant  des objets encombrants et en évitant des obstacles.

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© LAAS-CNRS

Ma présentation est programmée dans une session « robotique humanoïde » à l’issue de laquelle deux chercheurs japonais m’abordent, voyant dans le travail présenté une possible application à des robots humanoïdes. L’un deux était E. Yoshida. Quelques mois plus tard, il partageait mon bureau au LAAS dans le cadre du JRL. Le JRL[5], créé  en 2003 par l’AIST et le CNRS, est relocalisé en 2005 à Toulouse. Je suggère l’acquisition du robot humanoïde HRP2, soutenu en cela par Malik Ghallab alors directeur du LAAS et Robert Plana directeur intérimaire de département, et HRP2 arrive au LAAS au printemps 2006.

L’arrivée du robot  a-t-elle eu un impact sur vos travaux de recherche ?
Bien sûr. Elle m’a ouvert en particulier aux sciences du vivant. Il reste que le cœur de mes travaux est toujours centré sur des fondements mathématiques et algorithmiques.

Dans votre vie scientifique, y a-t-il des événements marquants dont vous êtes particulièrement fier ?
Si je raconte mon itinéraire de façon linéaire, c’est pour en souligner les moments critiques, comme ceux d’Alain Resnais dans « Smoking, no smoking ». Il y a des choix à faire et, toujours derrière cela, l’angoisse de la page blanche, la peur de ne pas réussir, une forme profonde de solitude qui caractérise le métier de chercheur. J’ai l’habitude de définir notre métier par un seul objectif, celui d’avoir un orgasme par an ! Pardonnez-moi l’expression mais elle a la justesse de la caricature. Il y en a eu quelques-uns. C’est, tout de suite après ma thèse, l’impression d’un graphe planaire par segments de droite à partir d’un algorithme que Marc Vaisset[6] m’avait aidé à programmer. C’est le très beau résultat de Philippe Souères[7] sur un problème mathématique très difficile, qui a permis la visualisation de structures mathématiques qu’on ne pensait pas pouvoir représenter aussi justement. C’est la première fois que Florent Lamiraux[8] me montre Hilare faisant ses premiers tours de roues avec la remorque. Ce sont de très grands moments. Ce sont aussi les suites pour violoncelle de Bach qu’a jouées, dans l’abbaye de Conques , Jean-Jacques Risler, un mathématicien qui participait à ce workshop de Rodez. Le dernier grand moment en date, c’est bien sûr le 19 janvier, ma leçon inaugurale au Collège de France.

Comment s’est fait le choix d’une chaire dédiée à la robotique et qui vous soit confiée ?
Le Collège de France a un statut particulier où l’assemblée des professeurs est souveraine, décidant de la création des chaires et de la nomination de leurs titulaires. C’est cette assemblée qui a décidé que la chaire annuelle innovation technologique Liliane Bettencourt 2011-2012 serait consacrée à la robotique et que j’en serai le porteur. Cette décision a eu son avocat en la personne d’Alain Berthoz[9] qui a toujours milité pour un rapprochement entre neurosciences et robotique, et avec qui je travaille depuis huit ans sur la thématique de la locomotion humaine et humanoïde.

Quelles sont les prérogatives d’une chaire de professeur au Collège de France, les conditions de travail, les obligations ?
Le Collège de France est un espace de liberté. Les obligations sont celles d’enseigner « le savoir en train de se faire » et de chercher. Un professeur au Collège de France fait une leçon inaugurale dans sa vie. Ensuite il doit des cours et des séminaires autour de sa thématique. Pour ma part j’ai assuré 10 cours, animé 9 séminaires et organisé deux colloques.  Ils sont ouverts à tous sans inscription préalable, ni enjeu de diplôme. La transmission du savoir n’est pas de la vulgarisation, il s’agit de trouver un juste équilibre permettant la présentation de travaux de recherche récents.

La leçon inaugurale marque l’entrée d’un professeur. Dans une institution, originale par son statut comme par sa vocation et fondée au XVIe siècle, y a-t-il des codes à respecter ?
Il y a un protocole mais la pression n’est pas lourde. Le problème qui s’est posé à moi était un problème de forme. Lirais-je ou non ? Dans notre communauté, on ne lit jamais. J’ai fait le choix de la lecture. Cette leçon représente un très gros travail d’écriture. Un autre choix se posait quant au contenu.  L’honneur qui vous est fait se double d’une grande responsabilité vis à vis de la discipline. Qu’ai-je à dire et au nom de quoi c’est moi qui le dirais plutôt qu’un collègue ? Je ne voulais pas faire un catalogue qui embrasse toute la robotique. J’ai pris une posture personnelle sur ma vision de la discipline, telle que je la vis, avec ses enjeux et ses tensions. En revanche, mes deux premiers cours ont porté sur une présentation de la discipline que j’ai voulu la plus large possible. Il s’agissait de préciser les termes et les enjeux. Ils ont été les plus difficiles à mettre en place. Les autres ont porté sur des terrains familiers, tandis que les conférenciers que j’ai invités apportaient des éclairages complémentaires.  

A la Renaissance, il n’y avait pas vraiment de « scientifiques » mais plutôt l’idéal d’un « savant » capable d’embrasser l’ensemble des sciences. La règle est-elle toujours de comprendre ou au moins de pouvoir discuter sur l’ensemble du champ scientifique ?
Oui, une chaire de linguistique est discutée aussi par des physiciens et des chimistes. Le champ du savoir est vaste et il est certes impossible à un seul homme de le couvrir. En revanche une assemblée le peut. L’idéal humaniste tient toujours.

Cette chaire permet d’affirmer la robotique en tant que telle. Comment envisagez-vous ses développements ?
Cette chaire a donné une grande visibilité à la robotique. C’est une discipline à part entière, loin de ces expositions qui la réduisent souvent à une technologie et à des marchés. J’ai été  très sollicité par les journalistes et j’ai pris le parti de répondre à tous. J’avais un message à faire passer : la robotique est une discipline porteuse de savoir, ce n’est pas seulement une technologie. Les chercheurs en sont convaincus ; les pouvoirs publics, et la société en général, pas nécessairement. Je pense quant à moi que la robotique humanoïde est un formidable sujet de recherche fondamentale qui ouvre des perspectives dans les sciences de la vie, que ce soient les neurosciences, la biomécanique ou la psychophysique, et ce, indépendamment de futures applications.

Jean-Paul Laumond est directeur de recherche de classe exceptionnelle au CNRS. Chercheur au LAAS depuis le début de sa carrière scientifique, il est à l’origine du groupe Gepetto dont les travaux portent sur les fondements calculatoires du mouvement anthropomorphe chez l'homme et pour les systèmes artificiels. Il enseigne la robotique à l'ENS. Professeur certifié de mathématiques au début de sa carrière, il se tourne vers la recherche et soutient une thèse en robotique puis intègre le CNRS en 1985. Dans les années 1990, il coordonne deux projets européens consacrés à l'algorithmique de la planification de mouvements et à ses applications. En 2000, il contribue à la création de la société Kineo Cam qu'il dirige pendant deux ans. L'entreprise développe des composants logiciels aujourd'hui bien implantés dans le secteur du prototypage virtuel pour l'industrie automobile et l'aéronautique. Il co-dirige de 2005 à 2008 le laboratoire franco-japonais AIST-CNRS JRL dédié à la robotique humanoïde. Il est IEEE Fellow. Il a été le titulaire 2011-2012 de la chaire innovation technologique Liliane Bettencourt du Collège de France.

[1] Co-fondateur et directeur adjoint du LAAS de 1967 à 1974, fondateur du groupe de robotique au LAAS

[2] Directeur de recherche au CNRS, directeur du LAAS de 2003 à 2006

[3] Le premier robot mobile du LAAS, maintenant au musée des Arts et Métiers à Paris.

[4] Directeur de Recherche au LAAS-CNRS.

[5] Joint Robotics Laboratory (JRL).

[6] Ingénieur de Recherche au LAAS-CNRS.

[7] Directeur de Recherche au LAAS-CNRS.

[8] Directeur de Recherche au LAAS-CNRS

[9] Neurophysiologiste, Professeur honoraire au Collège de France, Membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Technologies.