Lettre du LAAS

Publication trimestrielle du Laboratoire
d'analyse et d'architecture des systèmes du CNRS

Microélectronique de puissance

C’est au détour d’un couloir qu’à la fin des années 80 nous nous sommes rencontrés Jean-Louis et moi, à l’époque où l’on nous expliquait que la technologie avait vécu, qu’elle dévorait les budgets et ne rapportait pas, que s’y engager était pure folie, que ceux qui s’engageaient dans cette voie n’auraient pas d’avenir, en somme que côté recherche tout était fait ou presque.

On avait déjà entendu cela quelques années plus tôt à propos du silicium. Philippe Leturcq, l’un des pionniers  de l’assemblage de fonctions de puissance, qui dirigeait au LAAS l’équipe dédiée aux composants de puissance, m’avait dit que Jean-Louis Sanchez était l’un des rares, voire le seul, à pouvoir porter l’ « illusion » de la continuité d’une telle démarche. Il n’avait pas encore soutenu son habilitation, travaillait sur le thyristor dual et son intégration, et sur deux ou trois autres idées comme la protection intégrée ou le limiteur de courant, le mélange des technologies MOS et bipolaires. L’extension d’une salle blanche au LAAS était en discussion, la place des composants de puissance n’y était pas acquise. Il est vrai qu’à cette époque la tendance était forte pour d’autres applications, même dans le domaine de la puissance. C’était l’époque des Smart Power ou autre Smart MOS selon que l’on était SGS ou Motorola[1], pour de petites puissances. L’IGBT[2] balbutiait autour de ses premières générations, les GTO[3] connaissaient quelques soucis, les IPM[4] n’existaient pas, le bipolaire restait maître en son domaine.

Intégrer la puissance pour des valeurs supérieures au Watt
Jean-Louis faisait pourtant partie de ceux qui pensaient qu’il y avait encore beaucoup à faire en ces domaines et que la maîtrise de la technologie était indispensable pour pénétrer les interactions entre les divers processus, que ce serait bien que d’intégrer la puissance pour des valeurs un peu plus grandes que le Watt. Les discussions du laboratoire avec le milieu industriel, Motorola en l’occurrence, SGS Thomson à Tours voire à Rousset (en train de fermer sa division puissance), Télémécanique à Nanterre, ou encore l’INRETS, montraient aussi qu’il y avait de nombreuses voies à explorer. La tâche était immense, le personnage aussi. Il fit partie de ces quelques amoureux du savoir et du savoir-faire qui y crurent. Probablement parce qu’il  maîtrisait déjà le savoir-être, sa rencontre scella une longue aventure commune.

"La maîtrise de la technologie, associée à une approche théorique sans faille, seule capable de faire évoluer le dispositif."

Par la suite, avec le temps, il a donné un nom et une âme à ce sujet au travers de celui d’intégration fonctionnelle puis d’intégration de puissance, enfin de microélectronique de puissance. Laboratoires communs avec Tours et ST Microélectronics, avec Motorola devenu Freescale, ont permis de faire de cette thématique une réalité. Jean-Louis a porté tout au long de cette période l’idée que la maîtrise de la technologie, associée à une approche théorique sans faille, était seule capable de faire évoluer le dispositif. Adepte d’une simulation soigneusement confrontée avec l’expérience, il a développé de nombreux concepts dont celui d’une filière technologique d’intégration modulaire flexible. C’est avec une étroite collaboration entre le  LAAS et les entreprises qu’est né ce concept. Il avait le mérite, non seulement d’être une intéressante idée scientifique, mais aussi celui non négligeable de plaire beaucoup aux industriels. La soutenance d’habilitation à diriger des recherches de Jean-Louis a montré au passage, par la composition de son jury, mais aussi par l’étendue déjà considérable de ses relations avec le milieu professionnel, l’éclectisme de ses relations ainsi que la hauteur de vue de ses ambitions. Nous avions déjà souligné dans le rapport tout ce qu’il apportait. Dès le début de ces aventures, les grands noms de la puissance, anciens et modernes, s’étaient retrouvés du même avis, au début des années 90, pour créer une structure fédérative sous le haut patronage de la DGA, du CNRS et du MRT. Deux entités sont nées, l’une fédérative des laboratoires et des chercheurs, un GDR[5] dédié, l’autre réunissant quelques industriels concernés privés et publics, le GIRCEP, servant lui de bailleur de fond et de structure d’orientation. Cette aventure dura jusqu’à l’apparition des nouvelles visions de nos instances de tutelle, c'est-à-dire environ 16 ans, l’espace de quatre GDR.

Réunir les mordus des composants de puissance et leurs utilisateurs
Nous avions, en même temps dès le début, fin 1992, avec  Jean-Marie Peter, imaginé de réunir les mordus des composants de puissance et ceux qui en était les principaux utilisateurs. Pour cela, il fallait se confronter à ce qui se faisait autour de nous, en particulier en Europe. Jean-Louis Sanchez  fut partant. D’autres se joignirent à nous. Nous fîmes alors un étonnant voyage, avec cette communauté finalement assez réduite des électroniciens de puissance attachés aux composants dédiés, issue de divers laboratoires de recherche français, au travers de la Suisse et de l’Allemagne. En visitant ABB, Siemens, Semikron, ce groupe a pris conscience de l’importance du sujet et de la justesse de notre cause. Un des grands moments de cette tournée nous amena par un curieux hasard à la fête de la bière à Munich, Oktober Fest. Mémorable soirée s’il en fut, où l’esprit d’équipe qui présida à la communauté des amoureux des composants de puissance pendant une quinzaine d’années nous conduisit à quelques danses endiablées sur des tables non prévues à cet effet, jusqu’à ce que des serveurs zélés nous ramènent à de plus nobles attitudes. Il en resta bien plus que des souvenirs, une véritable amitié et un partenariat durable pour cette juste cause.
 Ces GDR nombreux se sont succédés sous des directions multiples grenobloise et toulousaine, contribuant ainsi au développement d’une activité de recherche largement reconnue en France et ailleurs, ajoutant à la réputation aussi bien au LEG, qu’à l’INRETS, au CEGELY ou encore au LESIR pour ne citer que les plus importants ; réputation se traduisant par des postes pour les chercheurs issus de ces labos, aussi bien dans la sphère publique que chez les fabricants de composants comme Freescale, Siemens, ABB, ou ST Microélectronics… et quelques jalousies. Jean-Louis fut l’une des principales chevilles ouvrière de cette réputation, non seulement sur le plan organisationnel mais aussi sur le plan pédagogique et diplomatique. Il assura la liaison avec le GIRCEP et ces relations furent chaleureuses. Elles donnèrent naissance à d’autres types de relation comme les journées dites de Montpellier.

Microélectronique de puissance

"Donner la parole aux jeunes chercheurs pour les habituer à la défendre leurs travaux". Ici, Jean-Louis Sanchez entouré de jeunes chercheurs de son groupe lors de la conférence phare de l’électronique de puissance, ISPSD 2003 à Cambridge

Les journées de Montpellier
Ces journées furent une autre étape de notre vie avec la communauté des dispositifs de l’électronique de puissance. Un des soucis de Jean-Louis était de donner la parole aux jeunes chercheurs pour les habituer à la défendre leurs travaux. Il se démena pour que dans les crédits du GDR, une ligne fût réservée à l’organisation de séminaires destinés à faire un bilan annuel de ces travaux dans les divers laboratoires, devant les membres de la communauté des composants de puissance et de leurs applications. Ainsi naquirent ces journées de Montpellier. Dans le cadre de manades ou de sites champêtres, associés à des taureaux à la broche ou autres méchouis, se sont rencontrées les diverses générations de chercheurs et d’industriels du domaine. Les journées étaient destinées aussi à faire présenter par ces jeunes chercheurs les premières études sur certains sujets, mais aussi de rencontrer tous les acteurs de la communauté. Elles furent un espace d’échange particulièrement fructueux, et donc un lieu de critiques constructives. Certains sujets de recherche y ont trouvé les raisons de leurs développements actuels. D’autres n’y ont guère survécu. Une trace écrite de ces journées demeure. Jean-Louis voulait que soit ainsi marquée la vie de la communauté. Ce fut une occasion de faire connaître la richesse de ces laboratoires sans murs où tous les participants, des plus anciens aux plus jeunes apportaient leurs pierres à l’édifice. La reconnaissance est venue, et, au travers d’elle, l’attractivité… à son égard. Personnage attachant, bien au-delà de ses compétences,  son champ d’activité s’est étendu. Lui furent confiées des responsabilités de plus en plus  importantes qui ne le détournèrent jamais de ses préoccupations premières, même si elles lui consommèrent de plus en plus de temps et d’énergie. Combien sont aujourd’hui orphelins de sa gentillesse, de sa direction humaniste, de son accompagnement bienveillant, de son soutien à la rédaction, piloté par une exigence sans faille et une rigueur de celles que l’on rencontre chez les terriens et que portent certains rugbymen. Exigence et rigueur de celles de ces hommes de devoir dont la satisfaction n’est pas celle des semailles, mais plutôt celle des moissons, voire celle de celui qui sait que la récolte n’est belle qu’une fois rentrée, ou vendue.
Parlons un peu rugby, que j’évoque ailleurs[6]. Si l’on associe aussi souvent les vertus de ce sport et celles de la nature et ce que cela permet de matérialiser dans sa vie professionnelle, c’est parce que dans un cas comme dans l’autre, la distance entre succès et échec est mince et l’on sait bien que la gloire est éphémère alors que le travail finit toujours par être reconnu. La recherche, comme le rugby, comme la relation à la terre, comme l’enseignement, porte l’idée que le lendemain sera porté par les autres et que c’est sur eux qu’il faut construire en essayant de leurs transmettre ce qui leur permettra d’avancer malgré les obstacles de la vie. Je suis persuadé que l’exemple de Jean-Louis marquera longtemps ceux qui l’ont côtoyé, et bien d’autres. Pour  tout cela, et plus encore, il était, il est un modèle et je suis heureux et fier d’avoir tant partagé avec lui.

Pierre Merle
Professeur à l'Université de Montpellier 2

[1] SGS-Thomson, aujourd’hui ST Microelectronics, et Motorola aujourd’hui Freescale, fabricants de semi-conducteurs de puissance
[2] transistor bipolaire à porte isolée
[3] thyristor à extinction par la gâchette
[4] module de puissance intelligent
[5] Groupement de recherche
[6] lire "Le rugby comme une part de soi"